Sainte Menhould : De la Vierge Guérisseuse à la Protectrice de la Cité

Située aux confins de la Champagne et en bordure de la majestueuse forêt d’Argonne, la ville de Sainte-Menehould est une « Petite Cité de Caractère® » au patrimoine historique d’une richesse exceptionnelle.¹ Son nom résonne avec des épisodes majeurs de l’histoire de France : c’est ici que naquit Dom Pérignon en 1639, l’illustre moine associé à l’élaboration du champagne, et c’est également ici que le maître de poste Jean-Baptiste Drouet reconnut Louis XVI lors de sa fuite en juin 1791, un événement qui scella le sort de la monarchie.³ Pourtant, avant d’être le théâtre de ces événements, la cité portait un autre nom : Château-sur-Aisne.⁵ Son identité actuelle est indissociable de la figure d’une femme du Ve siècle, une sainte dont la piété et les œuvres de charité ont si profondément marqué les esprits que la ville entière a adopté son nom.⁶ Cette page retrace le parcours de sainte Menhould, de la figure historique à la légende hagiographique, analyse la manière dont son culte a façonné l’identité d’une ville, et révèle sa résurgence en tant que puissante protectrice durant la terrible épreuve de la Première Guerre mondiale.

I. Aux Origines de la Légende : Qui était Sainte Menhould?

Pour comprendre sainte Menhould, il faut naviguer entre les rares fragments historiques et le récit hagiographique, qui visait moins à la biographie exacte qu’à l’édification morale. C’est dans cette rencontre que se dessine le portrait d’une figure fondatrice.

A. Une Jeunesse Pieu au sein de l’Aristocratie Gallo-Romaine

Menhould (parfois latinisé en Manehildis) naquit au Ve siècle au château de Perthes, près de l’actuelle Vitry-le-François.⁷ Elle était la fille du comte Sigmar, gouverneur de la province du Perthois, et de son épouse Lintrude.⁶ Cadette d’une fratrie de sept filles, un nombre à la forte résonance symbolique dans la tradition médiévale, elle reçut une éducation chrétienne dispensée par un prêtre du nom d’Eugène.⁷ Avec ses sœurs, elle fit le choix de consacrer sa vie à Dieu. En des temps troublés par les invasions, elles reçurent le voile des vierges consacrées des mains de saint Alpin, évêque de Châlons, s’engageant dans une vie de piété laïque sans pour autant intégrer un monastère cloîtré.⁶

Les sources hagiographiques la décrivent parée des vertus cardinales de la sainteté : une humilité profonde, une douceur infinie, une miséricorde envers les pauvres et un détachement complet des biens matériels.¹⁰ Son biographe, bien que discret, emploie une métaphore puissante pour la dépeindre, affirmant qu’elle « remplissait de l’huile de toutes les vertus la lampe de son âme afin d’être toujours prête à se présenter devant l’Epoux ».¹⁰ Cette image illustre un idéal de vigilance spirituelle constante, un modèle de perfection chrétienne proposé aux fidèles.

B. L’Œuvre de Guérison à Château-sur-Aisne

Menhould accompagnait fréquemment son père lors de ses séjours à la forteresse de Château-sur-Aisne, un lieu stratégique bâti sur une butte rocheuse dominant une vallée marécageuse et insalubre, où les maladies étaient endémiques.¹¹ C’est là que sa vocation prit toute son ampleur. Elle se dévoua au soin des malades et des indigents, mettant en œuvre une approche qui alliait la prière et une connaissance empirique des plantes médicinales.⁶ Cette double compétence, spirituelle et thérapeutique, était courante dans les pratiques charitables du christianisme primitif, qui intégrait souvent les savoirs traditionnels de guérison.

Son action fut si déterminante qu’on lui attribue un rôle central dans la fondation d’un hospice en 488, l’un des plus anciens de France, et le fait d’avoir réussi à enrayer une épidémie qui dévastait la région.¹¹ Sa réputation de guérisseuse et de bienfaitrice commença alors à se répandre bien au-delà des murs de la forteresse.

C. Miracles, Lieux Saints et Fin de Vie

La tradition a retenu plusieurs miracles qui ancrent la sainteté de Menhould dans la géographie même de l’Argonne. Le plus célèbre est celui de la source de Côte-à-Vignes, près de La Neuville-au-Pont, un hameau où elle aimait se retirer pour prier.⁶ La légende raconte qu’un jour de grande chaleur, voyant des paysans assoiffés, elle aurait planté son fuseau en terre, faisant jaillir une source miraculeuse pour les désaltérer.⁷ Ce geste, hautement symbolique, sacralise le paysage et lie directement le pouvoir de la sainte à la terre argonnaise, transformant le lieu en un site de pèlerinage.

Après le décès de ses parents, Menhould se retira sur les terres familiales de Bienville. C’est là qu’elle s’éteignit, à un âge avancé, un 14 octobre, autour de l’an 490 ou 500 selon les sources.³ Cette date fut consacrée comme le jour de sa fête liturgique, perpétuant son souvenir dans le calendrier chrétien.¹⁵

II. De Château-sur-Aisne à Sainte-Menehould : La Naissance d’une Cité

L’influence de sainte Menhould ne se limita pas à un culte posthume ; elle redéfinit l’identité même de la ville, à commencer par son nom.

A. L’Héritage d’un Nom : Une Transition Populaire

Le changement de nom de la ville ne fut pas le fruit d’un décret officiel, mais d’une lente et puissante évolution populaire. La renommée de Menhould comme guérisseuse était telle que les habitants des environs, lorsqu’ils se rendaient à la cité pour obtenir des soins ou son intercession, prirent l’habitude de dire qu’ils allaient « à Sainte-Ménehould », c’est-à-dire au lieu où se trouvait la sainte femme.⁶ Cet usage, né de la dévotion populaire, s’est progressivement imposé dans le langage courant, supplantant l’ancien toponyme géographique de Château-sur-Aisne. Au IXe siècle, ce nouveau nom était déjà consacré par l’usage.¹² Ce processus illustre de manière remarquable comment un culte religieux local peut profondément remodeler l’identité civile d’un territoire.

B. Tableau : L’Évolution du Toponyme de la Ville

L’histoire du nom de la ville est un palimpseste de son passé. Le tableau suivant retrace ses transformations, des origines à nos jours, en s’appuyant sur les archives toponymiques.¹¹

Période	Nom(s) Connu(s)	Analyse et Contexte	Sources
Époque Gallo-Romaine	Stadunum, Château-sur-Aisne	Noms descriptifs liés à la géographie (forteresse sur la rivière Aisne).	¹¹
Haut Moyen Âge	Château-sur-Aisne	Le nom persiste avant que le culte de la sainte ne s’impose.	¹
À partir du XIIe siècle	Sancta Manehout (1148), Sancta Manehuldis (1152), Sainte-Meneheust (1326)	Latinisation et variations orthographiques du nom de la sainte, prouvant l’officialisation du culte.	¹¹
Révolution Française	Montagne-sur-Aisne	Nom déchristianisé imposé par la Convention, liant la ville à sa géographie et à l’idéologie républicaine.	¹¹
Époque Contemporaine	Sainte-Menehould / Sainte-Ménehould	Stabilisation de l’orthographe, avec une nuance entre l’usage officiel de l’INSEE (sans accent) et l’usage local.	¹¹

C. Le Culte de la Sainte Patronne dans la Cité

Pour qu’un culte perdure, il doit s’incarner dans des lieux et des objets sacrés. À Sainte-Menehould, deux éléments furent essentiels. D’abord, la présence des reliques de la sainte : une relique importante fut transférée dans la ville en 1379 et enchâssée solennellement en 1378, devenant un pôle de dévotion majeur.³ Aujourd’hui, ces reliques sont conservées dans l’église Saint-Charles.¹⁵

Ensuite, l’église Notre-Dame du Château, édifiée au XIIIe siècle sur l’emplacement même de l’ancienne forteresse, devint le principal sanctuaire de la sainte.¹⁶ Ses vitraux, véritables catéchismes de lumière, racontent les moments clés de la vie de sainte Menhould : sa naissance, son éducation, la réception du voile, son arrivée à Château-sur-Aisne, le miracle de la source et son dévouement auprès des malades.⁷ Ces représentations visuelles ont joué un rôle crucial dans la transmission de son histoire et l’enracinement de sa légende dans la mémoire collective de la cité.

III. La Protectrice de l’Argonne : Sainte Menhould et la Grande Guerre (1914-1918)

Près de 1500 ans après sa mort, la sainte guérisseuse du Ve siècle fut invoquée comme protectrice face à la plus grande épreuve de l’histoire moderne de la ville : la Première Guerre mondiale.

A. Une Cité en Première Ligne : Sainte-Menehould dans la Tourmente

Durant le conflit de 1914-1918, Sainte-Menehould, bien que située à l’arrière du front, occupa une position stratégique vitale pour le secteur de l’Argonne, théâtre de combats d’une violence inouïe.¹⁷ La ville fut transformée en une immense base arrière. Sa gare devint une plaque tournante pour le ravitaillement des troupes en matériel et en vivres, ainsi que pour l’évacuation des milliers de blessés qui affluaient du front.¹⁸ De nombreux bâtiments furent réquisitionnés pour servir d’hôpitaux militaires temporaires, ou « ambulances ».²⁰ La nécropole nationale de la ville témoigne de ce lourd tribut : près de 5 700 soldats y reposent, la plupart ayant succombé à leurs blessures dans ces hôpitaux de l’arrière.²⁰

En raison de son importance stratégique, la ville fut une cible constante pour l’artillerie et l’aviation allemandes. Elle subit de violents bombardements qui causèrent d’importantes destructions et firent de nombreuses victimes civiles et militaires.¹¹ Un Zeppelin fut même abattu à proximité en 1916.²³ La cité vivait dans la peur et la souffrance, une « vaillante cité » qui, selon les termes de sa citation à l’ordre de l’Armée, a supporté « crânement les plus violents bombardements ».²¹

B. La Statue de la Reconnaissance (1920) : Un Vœu Exaucé

Au cœur de cette tourmente, la population de Sainte-Menehould se tourna vers sa sainte patronne. Un vœu collectif fut formulé, implorant sa protection pour que la ville soit épargnée de la destruction totale. Après l’Armistice, en signe de gratitude, ce vœu fut honoré. Une statue fut érigée en 1920 « en reconnaissance de sa protection pendant la Première Guerre Mondiale ».¹²

Inaugurée le 17 octobre 1920, l’œuvre fut installée sur la butte du Château, le point le plus élevé de la ville, dominant symboliquement les habitations qu’elle avait protégées.⁶ De là, sainte Menhould veille perpétuellement sur sa cité. Fait notable, si les sculpteurs d’autres monuments de la ville sont bien connus — Michel de Tarnowski pour le Monument aux Morts de la place du Général Leclerc et Nicolas Alba pour la statue de Dom Pérignon —, les sources restent muettes sur l’identité de l’artiste qui a réalisé la statue de la sainte patronne.²⁵

Cette absence d’information n’est pas anodine. Elle suggère que l’origine du monument est moins une commande civique officielle, comme le fut le Monument aux Morts inauguré en 1922, qu’une initiative populaire et dévotionnelle.²⁷ Dans ce contexte, l’acte de foi collectif et l’accomplissement du vœu primaient sur la renommée de l’artiste. La statue n’est pas seulement une œuvre d’art, elle est avant tout un ex-voto monumental, un témoignage de la foi d’une communauté en temps de guerre. Le traumatisme d’un conflit industrialisé et impersonnel a ainsi réactivé le culte d’une sainte médiévale. Face à la mort de masse, la population a cherché un réconfort et une protection plus intimes, plus locaux. La figure de Menhould, la guérisseuse des épidémies et des « fièvres putrides », était la plus à même d’intercéder contre le fléau de la guerre moderne.²⁸ La statue est donc bien plus qu’une simple effigie religieuse ; elle est un mémorial de la survie, un symbole de la résilience d’une ville qui a attribué sa sauvegarde à sa gardienne céleste.

Conclusion : L’Héritage Vivant de Sainte Menhould

Le parcours de sainte Menhould est celui d’une métamorphose continue : d’une femme de l’aristocratie gallo-romaine à une figure de la charité chrétienne, puis à une sainte thaumaturge dont la légende a donné son nom à une ville, pour enfin devenir, au XXe siècle, le symbole de la protection et de l’espérance face à la barbarie. Son héritage constitue le socle spirituel et identitaire de Sainte-Menehould.

Sa présence, à la fois discrète et pérenne, complète et enrichit les autres strates de l’histoire de la ville. Elle offre une profondeur et une continuité uniques qui relient l’époque contemporaine aux origines mêmes de la cité. Aujourd’hui encore, le visiteur peut suivre les traces de cet héritage vivant : en contemplant les vitraux de l’église Notre-Dame du Château qui narrent son histoire, en se recueillant devant la statue qui domine la ville, témoignage de la foi en temps de guerre, et en parcourant cette terre d’Argonne que, selon la croyance de ses habitants, elle n’a jamais cessé de protéger.